Billets qui ont 'Mandela, Nelson' comme nom propre.

Une journée à la maison

O. a tant de fièvre (40° le matin) que je décide de rester à la maison. Je peine à trouver un médecin. La journée s'étend devant moi, vide. Mandela est mort. Je ne sais plus comment je l'ai occupée, à cela près que j'ai soudain découvert que j'avais complètement oublié la queue de bœuf mise à mariner sur la terrasse: quinze jours à tremper dans le vin rouge, elle ne paraît pas avoir faisandé. Je sors faire des courses (j'hésite à acheter un sapin, l'avenir prouvera que j'ai tort).

Passage chez le médecin («Vous êtes végétarien?» devant la maigre carcasse de mon fils) qui le congédie avec du Doliprane et la recommandation de manger des kiwis. Comme j'ai parlé du départ à Florence dimanche (tout mon être est tendu dans le but qu'O. puisse y participer), le médecin prescrit un antibiotique «à prendre à partir de mardi si ça ne va pas mieux». Elle n'a pas tenu compte de mon insistance sur le fait qu'il y avait probablement une infection, qu'autant de fièvre au lever n'était pas normal, que c'était déjà le cas le week-end dernier… Toujours cette impression de ne pas être entendue au sens le plus littéral, comme si mes paroles ne résonnaient que dans mon crâne. Etrange solitude, étrange impuissance. Le problème des timides ou d'une trop grande confiance dans l'institution: elle est médecin, elle sait ce qu'elle fait, je ne vais pas déranger…

Passage à la pharmacie, à la mairie (pour la carte d'identité à refaire: O. va partir en Italie avec un passeport périmé, coup de poker), retour à la maison, je prépare la queue.

Le soir je dois croiser C. pour lui tendre son sac de sport sur un quai de métro, puis rejoindre Patrick pour dîner avant d'aller au concert de Zvezdo. Tout est minuté, je quitte la maison la queue mitonnant sur le feu, O. endormi la respiration enfiévrée.
Je perds trois quart d'heure en aller/retour parce que j'ai oublié mon téléphone (pour une fois indispensable pour ne pas rater C. puis retrouver Patrick).

J'arrive essouflée, nous dînons en courant. Concert joyeux.
Patrick me ramène et me donne les livres qu'il a récupérés pour moi à Nantes. J'ai la joie d'y trouver troix Jérémias.

- Sesbouë, La résurrection et la vie
- Joachim Jérémias, Paroles de Jésus - Le sermon sur la montagne - le Notre-Père
- Joachim Jérémias, Les paraboles de Jésus
- Joachim Jérémias, Théologie du nouveau testament - I. la prédication de Jésus
- Auguste Valensin, La joie dans la foi
- François Mauriac, Vie de Jésus
- Jean-Paul Marcheschi, Goya, voir l'obsur

Il y a longtemps, au bac à sable

— Dis, papa, pourquoi la dame elle est noire ?
(Je regarde le petit garçon, je me demande ce que va répondre son père, dans ma tête tournoient les mythes (Dieu a soufflé sur quatre poignées de terre de couleurs différentes), la protection contre le soleil, le manque d'explications convaincantes. Que va lui répondre son père qui sera compréhensible par un petit garçon?)
— Parce que ses parents étaient noirs.
Le petit garçon, satisfait, retourne jouer.


Pour mémoire: Mort de Nelson Mandela hier soir.

Digressions historico-politico-familiales

En sortant de La vie des autres, H. évoque un souvenir d'enfant du début des années 70: sa grand-mère yougoslave naturalisée française, devenant hystérique à la frontière, refusant d'entrer en Yougoslavie où ses enfants l'emmenaient en vacances revoir sa famille. Elle craignait qu'"ils" ne la laissent plus repartir.
J'évoque mes propres souvenirs, le kilo de café envoyé d'urgence en Pologne pour dépanner la famille qui avait emprunté du café à des voisins pour un mariage et n'arrivait pas à s'en procurer pour le rendre, un cousin éloigné de papa qui venait parfois à Vierzon avec sa fille voir ma grand-mère, mais jamais avec sa femme et son fils, qui restaient en Pologne pour garantir son retour. Ce cousin habitait près d'une église désaffectée, la nuit on venait le chercher pour être parrain lors de baptêmes célébrés en cachette. Il était parrain d'innombrables enfants.
Je me souviens de ma découverte du mot apatride («Ça veut dire quoi apatride?») à côté du nom de Martina Navratilova lors des matches de Roland-Garros et de l'horreur que ce mot avait fait naître, apatride, pire qu'exilé, sans aucun lieu pour se poser ou se reposer.
Je méprise les intellectuels occidentaux qui ont supporté le communisme. Je supporte mal un certain anti-américanisme. Quelles que soient les errances d'un président, les actions géopolitiques absurdes, violentes, hégémoniques, de soixante années de politique internationale américaine, on ne peut les comparer à ce qu'ont connu les pays du bloc soviétique, ne serait-ce que parce qu'on peut évoquer tranquillement cette politique brutale sans risquer sa vie (et je reste le souffle coupé devant un film comme Docteur Folamour, sorti en pleine guerre froide, un an après la mort de Kennedy). Les actuelles compromissions des pays occidentaux avec la Russie de Poutine ou la Chine me sont odieuses.

Je me souviens d'un devoir d'histoire en terminale, le professeur avait eu un geste désabusé au moment de la correction: «Personne n'a compris l'enjeu de ce texte, il s'agit d'évaluer la possibilité et les conditions de la réunification de l'Allemagne», je l'avais regardé comme s'il était fou: réunification? mais c'était totalement impossible, comment pouvait-on seulement y songer?
Je me souviens exactement de la première fois où j'ai entendu le mot pérestroïka, j'étais au lit à l'internat, j'écoutais la radio, le doute et la joie se mêlaient, fallait-il y croire, pouvait-on y croire, ne risquait-on pas d'être joué?
Je me souviens de la décision de la Hongrie en septembre 1989, j'étais en formation à Périgueux pour mon premier emploi, je regardais la télévision le soir seule dans ma chambre d'hôtel, le monde entier retenait son souffle. En juin, les étudiants chinois de la place Tian Anmen avaient été écrasés, qu'allait-il se passer?
Je ne comprends pas que Mikhaïl Gorbatchev ait totalement disparu de l'actualité, il est l'homme qui a le plus profondément changé le monde depuis 1945.

Tandis que passe la bande-annonce de Goodbye Bafana, C., 14 ans, demande: «C'est qui, Nelson Mandela?» Mon cœur manque un battement, est-il possible de ne pas savoir qui est Nelson Mandela? Je me souviens du regard de profond mépris de mon voisin en classe de seconde, lycéen sur-politisé comme il y en avait quelques-uns (entourés de quelques filles à longues jupes qui sentaient le patchouli), parce que je ne savais rien du boycott des oranges Outspan.

Parfois j'essaie d'imaginer ce qu'a pu être la décolonisation pour nos parents ou nos grands-parents, ou ce que c'était de vivre avant la seconde guerre mondiale. Le sentiment du monde est incommunicable, il ne peut qu'être imparfaitement reconstitué par recoupements successifs.
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